24.

 

Iker aimait le petit matin au temple. Après la purification de l’aube, participer au service des offrandes lui procurait un moment de sérénité qui le surprenait chaque fois. En contemplant le lac sacré, il oubliait ses angoisses et son terrifiant projet. La vie redevenait harmonieuse et paisible, comme si le mal n’existait plus.

Mais le rituel s’interrompait, et la réalité lui sautait de nouveau au visage.

— Tu sembles fatigué, remarqua le supérieur. Il est temps que tu cesses d’aider les astronomes. J’ai une nouvelle affectation à te proposer, mais elle risque de déplaire à un amateur de droit et de belles-lettres. Néanmoins, un scribe ne doit-il pas se former à toutes les disciplines ?

— Je suis à votre disposition.

— Je considère l’obéissance comme une vertu majeure, Iker, et tu n’en es pas dépourvu. Dès aujourd’hui, te voici préposé au contrôle des viandes.

Non discutable, cette décision affligea le jeune homme. Voir tuer des animaux lui était insupportable. Il pensa à Vent du Nord qu’il avait dû abandonner à Kahoun, certain que Sékari saurait le rendre heureux.

La mine pâle et les jambes lourdes, Iker se rendit à l’atelier des sacrificateurs, composé d’un abattoir et d’une boucherie où travaillaient des experts à la musculature prononcée. Dans l’équipe, ni gringalet ni larmoyant. Habitués à la mort brutale et au dernier regard des bovins conscients de leur sort, ils restaient entre eux et ne se mêlaient pas volontiers aux intellectuels en robe de lin immaculée.

Iker arriva au moment de la pause. Avec un bel appétit, les bouchers dégustaient des entrecôtes grillées. Sans interrompre leur repas, ils considérèrent l’intrus d’un œil suspicieux.

— Tu es qui, toi ? demanda le maître boucher, un robuste quinquagénaire aux cheveux blancs et à la poitrine bombée.

— Iker, le nouveau responsable du contrôle des viandes.

— Encore un gratte-papier qui nous prend pour des fraudeurs… Tu as mangé ?

— Je n’ai pas faim.

— Tu n’apprécies pas les grillades ?

— Si, mais… pas maintenant.

— Notre travail te dégoûte, c’est ça ? Tu n’es pas le seul, mon garçon ! Pourtant, il faut bien des spécialistes capables de tuer les bêtes et de donner une bonne nourriture aux carnassiers que nous sommes.

— Je n’éprouve aucun mépris pour votre tâche que j’avoue être incapable d’accomplir.

Le boucher lui tapa sur l’épaule.

— Rassure-toi, on ne te le demande pas ! Allez, mange. Ensuite, tu noteras le nom et le nombre des morceaux découpés ce matin.

Iker dut apprendre à identifier le filet, le faux-filet, la rate, le foie, les abats et toutes les autres parties du corps des bovidés. Il consigna les procès-verbaux du vétérinaire qui, après examen du sang de chaque animal, garantissait sa pureté. Il s’habitua à l’atmosphère particulière de l’endroit où régnait une hygiène des plus strictes. Mais jamais le jeune homme n’assista à l’abattage, pratiqué par au moins quatre techniciens dont le maître boucher, seul habilité à égorger la victime en atténuant ses souffrances.

Entre Iker et les artisans, un climat de confiance et de respect s’installa. Lui ne se montrait pas pointilleux, évitant de les importuner ; eux furent un peu moins rugueux.

Un soir, au terme d’une journée de travail, le maître boucher et le scribe s’assirent côte à côte. Ils burent de la bière et mangèrent du bœuf séché.

— Où as-tu appris ton métier ? demanda le quinquagénaire.

— Dans le nome de l’Oryx, puis à Kahoun où je suis devenu prêtre temporaire d’Anubis.

— Anubis le chacal… Lui, il nettoie le désert en le débarrassant de ses charognes qu’il transforme en énergie vitale. Ça t’étonnera sans doute, mais nous sommes collègues. Moi aussi, je suis prêtre, comme tout maître boucher, car l’abattage doit être rituel. Nulle cruauté dans mon cœur et ma main. Je remercie l’animal de nous offrir sa vie pour prolonger la nôtre. Les prêtresses d’Hathor sacralisent notre labeur, non dépourvu de danger.

— Évoques-tu les réactions imprévisibles des bêtes ?

— Non, nous savons les immobiliser avec des cordes. Je veux parler de l’affrontement avec Seth le redoutable.

— À quel moment se produit-il ?

— Chaque fois que nous touchons la patte avant gauche. C’est elle qui contient le maximum de puissance. Contemple le ciel, et tu la verras[17]. Les ritualistes présentent cette patte à la porte de l’au-delà afin qu’elle s’ouvre et laisse passer l’âme des ressuscités. Si le rite n’était pas accompli, elle resterait fermée, et le feu de Seth dévorerait notre pays.

Ces révélations étonnèrent le scribe.

— Puisque les âmes des pharaons résident dans les étoiles qui entourent la Polaire, sont-elles placées sous la protection de Seth ?

— Elles se nourrissent de sa force, comme le pharaon régnant des plats que je lui apporte.

— Tu… tu connais Sésostris ?

— Connaître est un bien grand mot, mais j’ai effectivement le privilège de le voir une fois par semaine, lorsqu’il réside à Memphis. Ce soir-là, il aime dîner seul. Moi et mon assistant lui présentons une viande pleine d’énergie.

À cet instant, Iker sut qu’il venait enfin de découvrir le bon moyen pour s’approcher du tyran. Il devait garder son calme, ne manifester ni impatience ni enthousiasme.

— Lourde responsabilité… Impossible de décevoir Sa Majesté !

— À moi de bien pratiquer mon métier.

— On prétend que le roi n’est pas un homme commode.

— Ça, tu peux le dire ! Il te domine de toute sa taille, et nul ne peut supporter son regard. Quand il s’exprime, sa voix grave te perce l’âme et tu te sens minuscule. Et puis il y a son calme, presque inhumain, que rien ne semble troubler. Je ne te parle pas de son autorité… Les sages qui l’ont choisi comme pharaon ne se sont pas trompés.

— Par bonheur, avança Iker, il se trouve sous haute protection.

— Avec le dispositif de sécurité mis en place par Sobek, le chef de la police, Sésostris n’a vraiment rien à craindre ! Seules des personnes connues passent les contrôles. Même moi et mon assistant sommes fouillés plusieurs fois avant d’être autorisés à pénétrer dans les appartements de Sa Majesté.

De peur d’éveiller la méfiance du maître boucher, Iker changea de sujet. N’en savait-il pas assez pour échafauder un plan qui aurait une chance de réussir ?

— Beaucoup redoutent une guerre en Syro-Palestine. Toi, tu y crois ?

— Pas du tout. Le roi a raison d’intervenir de manière très ferme dans le pays de Canaan où les candidats à la révolte ne manquent pas. Ces gens-là ne songent qu’à fomenter des troubles, même au détriment de leur propre population. Seul un général de la trempe de Nesmontou leur brisera les reins. Que penses-tu de cette grillade ?

— Je n’ai jamais rien dégusté de meilleur.

— C’est le mets préféré du roi.

— Tu as vraiment beaucoup de chance de le rencontrer.

— Si tu devenais mon assistant, tu aurais cette chance là, toi aussi !

— Je ne suis que scribe contrôleur et tout à fait incapable d’exercer le métier de boucher.

— Pour m’accompagner au palais et porter un plat, ce n’est pas nécessaire. Si mon employé choisit une autre profession, je t’emmènerai, au moins une fois. Sa Majesté sera heureuse de connaître un scribe jeune et brillant.

 

Nez fin finissait de recoudre la voile de son bateau qui lui permettrait d’aller vendre son stock de poteries à la ville voisine. Dans son village, à deux jours de navigation de Memphis, les ménagères étaient bien équipées ; mais à une heure de là, on manquait de récipients solides et de bonne taille.

Deux policiers l’abordèrent.

— C’est toi, Nez fin ?

— C’est moi.

— Tu es bien le potier du village ?

— À ma connaissance, il n’y en a pas d’autre.

— Ce bateau t’appartient ?

— En effet.

— Toi et ton bateau, on vous réquisitionne pour la corvée.

— La corvée… Quelle corvée ?

— Tu verras.

— Je ne verrai rien du tout ! Je suis artisan et n’accepte la corvée qu’en cas d’absolue nécessité, lorsqu’on doit réparer les digues avant la crue. Nous ne sommes pas à cette période-là.

— Nous, on a nos ordres.

— Donnés par qui ?

— Sobek le Protecteur, chef de toutes les polices du royaume.

— Qu’est-ce qu’il exige, votre Sobek ?

— Je te l’ai dit, tu verras.

— Pas question !

— Ou bien tu obtempères, ou bien l’on saisit ton bateau.

— Essayez, pour voir !

D’un coup de gourdin, l’un des policiers faucha les jambes de Nez fin. L’autre se jeta sur lui et l’immobilisa.

— Tranquille, mon bonhomme ! Sinon, on te brise le crâne.

Terrorisé, Nez fin regarda les deux policiers s’éloigner sur son bateau.

Volé, agressé, blessé… Il se battrait.

 

Après s’être longuement entretenu avec le pharaon, le vizir Khnoum-Hotep eut un moment de découragement devant la masse de dossiers à traiter. Mettre en place une nouvelle administration, lutter contre toute forme de corruption, obtenir de chacun le meilleur de lui-même, assurer à chaque Égyptien une existence décente, ne défavoriser aucune province n’étaient que quelques-unes des tâches jugées prioritaires par Sésostris. Le roi abattait lui-même un travail considérable, sans oublier ses obligations rituelles quotidiennes. Le vizir se chargeait du reste, de tout le reste, avec l’aide des membres de la Maison du Roi.

Ceux qui croyaient que l’exercice de cette haute fonction ressemblait à une partie de plaisir étaient des imbéciles ou des naïfs. Elle avait bien, comme annoncé, l’amertume du fiel. Mais Khnoum-Hotep éprouvait une joie profonde quand il parvenait à faire régner la loi de Maât et à rendre une bonne justice, sans s’occuper du rang social de l’accusé et de l’accusateur.

— Combien de demandes d’audience, aujourd’hui ?

— Une vingtaine, répondit son secrétaire.

— Des cas graves ?

— Apparemment non. Sauf peut-être un artisan, mais son histoire paraît tellement bizarre qu’il s’agit sans doute d’un pauvre homme à l’esprit dérangé.

— Qu’il passe en premier. Si c’est un fou, l’entretien sera de courte durée.

L’artisan n’osait pas entrer dans le bureau du vizir. Le secrétaire fut contraint de le pousser.

— Ton nom, exigea Khnoum-Hotep.

— Nez… Nez fin.

— Profession ?

— Potier.

— D’après le rapport que j’ai sous les yeux, le maire de ton village s’est déclaré incompétent pour traiter ton affaire et t’a conseillé de t’adresser au tribunal de ta province. Mais ce dernier s’est également déclaré incompétent. Ton ultime recours consiste par conséquent à solliciter le tribunal du vizir. Les faits doivent donc être d’une exceptionnelle gravité.

— Ils… ils le sont !

Sachant qu’il n’aurait pas de deuxième chance, Nez fin parla à toute allure, entrechoquant les mots.

— J’ai été agressé, on m’a roué de coups et volé mon bateau ! Ils étaient deux, armés de gourdins. Ils m’ont même menacé de me tuer si je résistais. Tout ça à cause de la corvée ! Mais ce n’est pas l’époque. C’est pourquoi j’ai refusé et…

— Qui étaient ces deux hommes ?

— Des policiers.

— Des policiers, tu es certain ?

— Oui, seigneur. Ils agissaient sur les ordres de Sobek le Protecteur.

Le visage du vizir devint franchement menaçant.

— Acceptes-tu de répéter ça en jurant sur le nom de Pharaon que tu dis bien la vérité ?

Nez fin répéta et jura.

— Quelle direction ont-ils prise ?

— Ils sont partis vers le nord. Vous allez… me rendre justice ?

— L’État te donne un nouveau bateau, du blé, de la bière, de l’huile et des vêtements. On te conduira chez un médecin qui t’examinera et te soignera. Tes frais de séjour et de transport sont à ma charge.

— Ce Sobek sera-t-il condamné ?

— La justice suivra son cours.

 

Muni de la description du bateau volé dont la voile comportait le nom de Nez fin, des scribes se présentèrent à l’entrée du port réservé aux embarcations de la police.

— Vous cherchez quoi ? interrogea un surveillant bourru.

— Inspection générale.

— Vous avez un ordre écrit du chef Sobek ?

— Celui du vizir suffira.

— Moi, je n’obéis qu’au chef Sobek.

— Lui, il obéit au vizir. Libère-nous le passage. Sinon, nous t’arrêtons.

Le surveillant s’inclina.

Il ne fallut pas plus d’une demi-heure aux enquêteurs pour découvrir le bateau de Nez fin, dissimulé entre deux unités de la police fluviale.